
Maya Mémin, graveuse
Se débarrasser de la figuration fut pour Maya Mémin une rupture véritablement salvatrice pour le développement de sa pratique. Depuis toujours, la gravure est l’activité véritablement centrale dans sa production plastique. Elle n’a de cesse d’en renouveler les pratiques, de pousser logiques et procédures au maximum de leur puissance créative. Dans cet art, sans savoir-faire ni maîtrise, difficile de produire des estampes intéressantes tant les contraintes y sont fortes. Pourtant, comme chez nombre d’artistes, c’est justement leur dépassement qui l’amène à libérer sa créativité.
Plier les contraintes
Si une oeuvre « est l’énoncé par l’artiste de ses notions de la réalité dans les termes du discours plastique », Maya Mémin en considère les ressources une par une : presse, matrice, encre et papier, autant d’ingrédients indispensables. En expérimentant leurs limites, elle parvient à en faire le générateur même de ses créations, pour autant sans formalisme ni démonstration de virtuosité technique. Le jeu des différents paramètres produit le travail et construit la logique des oeuvres, abstraites. Et contrairement aux traditions qui situent la gravure du côté de la reproduction d’une image existant par ailleurs (et a minima sur la matrice), elle l’utilise comme un en-soi, en se passant de tout référent iconique.
Maya Mémin est une femme du papier ; la création est chez elle issue directement de cet uni-vers. Son regard en explore tous les aspects, embal-lage compris. Ainsi un très beau kraft gommé, vergé et, surtout, armé, emballe les grands rouleaux de papier japon qu’elle fait venir d’Orient. Par un singulier retournement, il est devenu la matrice de ses estampes, au sens propre. Plié parfois, encré puis passé sous la presse, les plis et les motifs dessinés par les fils de renfort constituent la matière même de ses gravures, son grain pourrait-on presque dire, son emblème. Chaque morceau est utilisable un très grand nombre de fois : plus il s’abime au fil des encrages, essuyages et pressages, plus les formes produites sont nourries et vivantes. Chaque tirage est donc un exemplaire unique, tout le contraire de ce que permet la gravure. Seule la dislocation com-plète mettra un terme à son usage. Les déchirures qui apparaissent engendrent des manques, qui pro-duiront autant de réserves. Songeons ici à Pierre Soulages qui, dans un esprit empirique comparable, a détourné l’usage de l’eau-forte jusqu’à ce que l’acide troue les zones non vernies de ses plaques de cuivre, produisant des formes surprenantes et inattendues, engendrant des blancs – de fait encore plus blancs – dans les tirages de ses estampes. On le voit, « spéculations et expériences accompagnent sans cesse la quête du graveur qui n’obtiendra son efficacité qu’à la suite d’innombrables essais, échecs, reprises et retours à des solutions abandonnées. » Elle expérimente, recherche sans relâche et cultive au final « la pauvreté des choses hissée au rang d’épure. »
Graver la couleur même
La couleur renvoie étymologiquement à ce qui cache une surface. Mais à l’encontre du soupçon de corruption des choses ainsi recouvertes, Maya Mémin l’emploie plutôt dans une logique de révélation des matières, des fibres et des structures que le passage sous le cylindre de la presse exalte. Selon Massimo Carboni, « beaucoup plus que la forme – qui procède de l’Idée, de la vision théorique –, la couleur est en relation avec les pulsions profondes, ingouvernables, […] donc au principe de plaisir (alors que le dessin est lié au principe de réa-lité par sa capacité d’identification objectale). » Et pour elle, « faire flamber la couleur » constitue une forme de victoire chaque fois qu’elle la pousse à son expression juste, fût-ce au prix de « grincements » – comme elle dit – dans les rapports chromatiques subtilement construits, jusqu’à atteindre « l’épuisement de la source colorée ». « La tête dans la couleur », elle ne grave pas en couleur, elle grave la couleur même, issue d’un usage raffiné d’encres typographiques CMJN, celles utilisées pour la quadrichromie offset du quotidien local, Ouest-France. Tout est toujours essuyé au maximum pour ne laisser que le strict nécessaire de la couleur, sa quintessence. On pourrait presque y voir un positionnement artistique, une véritable esthétique de la retenue.
À l’image du peintre Kenneth Noland cher-chant à atteindre la pure « force génératrice » de la couleur, il s’agit pour elle aussi « d’obtenir que descende, sur la surface la plus mince qu’il est concevable, une surface tranchée dans l’air comme au rasoir. C’est entièrement de la couleur et de la surface. C’est tout». Ainsi, le coloris dans sa puissance et sa vibration produit la forme ; les formes colorées s’agencent dans l’espace du support, dans des combinatoires sans cesse renouvelées, une façon de « dégager les éléments de forme, les arranger en subdivisions ; […] la polyphonie plastique, l’obtention du repos par l’équilibre des formes. » Ce propos de Klee résonne harmonieusement avec la pratique de Maya Mémin, pour qui la couleur est devenue essentielle. Le peintre notait : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un.» Maya et la couleur ne sont également qu’une.
Pourtant, cela ne fut pas toujours le cas, loin s’en faut. L’apparition du chromatisme dans ses travaux est liée au véritable choc ressenti à la vue des Rothko à Londres. Ce dernier affirmait à propos de ses peintures : « Les gens qui pleurent devant mes peintures ont la même expérience religieuse que celle que j’ai eue en les peignant ». Pour elle, l’émotion esthétique fut très puissante, fondatrice même : elle ne soupçonnait alors pas que la couleur allait subvertir sa pratique, au tournant des années quatre-vingt-dix, reléguant même le dessin. À cette époque où dominaient le noir et les teintes assourdies des papiers qu’elle fabriquait, Briac Leprêtre – alors tout jeune artiste – lui demanda pourquoi elle n’introduisait pas la couleur dans son travail et lui amena très vite trois petits pots d’encres typographiques. La question chemina et infléchit singulièrement, on le voit, sa pratique.
Déplier l’espace
La presse à graver est un engin plein d’une « inquiétante étrangeté », tout empreint du souvenir de la photographie culte de Meret Oppenheim par Man Ray, Érotique voilée. Pièce essentielle de ses ateliers successifs, elle y est toujours position-née au millimètre. Comme un chas d’aiguille, tout doit passer par elle et en sortir. La gravure se regarde les bras pliés, lui avait affirmé quelque peu dédaigneusement un de ses professeurs de peinture à l’école des beaux-arts de Rennes. Maya Mémin y a vu là précisément le rapport évident avec le livre. Longtemps encore après, elle fait toujours sienne cette remarque, avec ironie et délices. Il n’est qu’à considérer sa production particulière-ment abondante de livres d’artistes – au sens bibliophilique du terme -, dans un dialogue fécond avec les poètes et les écrivains dont elle apprécie la création et la collaboration, pourvu qu’elle soit réitérée. Avec la presse, le travail se passe à plat et à l’envers. Ensuite, le déploiement s’opère dans l’espace. Certaines pièces (notamment des grands formats) peuvent alors être présentées indifféremment à l’horizontale ou à la verticale, chose assez rare pour être signalée.
Pour autant, elle ne limite pas son activité aux formats ordinaires mais procède souvent de manière bien différente. Les dimensions de la presse conditionnent les possibles ; l’artiste opère des prodiges de conception pour en forcer les li-mites, les étendre bien au-delà de l’usage ordinaire. Pliages et superpositions de papier de très grandes dimensions, matrices multiples, multi encrages simultanés, etc., elle s’y entend comme personne pour en obtenir beaucoup plus de cette étrange machine. S’appuyant sur des stratégies d’ordre empirique et une grande maitrise des gestes de l’estampe, elle cultive un goût certain pour les for-mats gigantesques. De sa presse de 90 cm de large sortent parfois des estampes de dimensions étonnantes, mesurées en mètres. En gravure, le travail se fait à l’aveugle jusqu’à la séparation de la matrice et du papier imprimé. Chez Maya Mémin, le processus tient en outre de la révélation : c’est uniquement au moment du déploiement de ces grands formats pliés sous la presse que le résultat en devient visible, emplissant d’un seul coup l’espace de l’atelier, saturant l’espace de couleur. Et si certaines de ses gravures sont surdimensionnées, c’est parce que leur présentation relève plutôt de l’espace à trois dimensions. Comme des sculptures de couleurs, ses pièces s’étirent alors entre sol et plafond, kakemonos ou bannières, ou bien s’étendent à l’échelle du mur.
Architectures de couleur
Ses oeuvres dialoguent de manière évidente avec l’architecture. Elles ont la géométrie et la lumière en commun. Ses expositions, véritables lectures plastiques des espaces d’accrochage, proposent des immersions dans ses environnements chromatiques. Et « quoi qu’on fasse, on est dedans. C’est quelque chose qui ne se commande pas. »
disait Mark Rothko. Elle porte une attention minutieuse à la mise en espace, dans des lieux d’art établis (galeries, musées, etc.) comme dans d’autres parfois plus inattendus. Invitée dans ces lieux, elle va souvent dans les endroits où nul ne l’attend, se saisissant de toutes les possibilités qu’offrent les espaces, même les moins prévisibles. L’éclairage étant essentiel à faire vivre ses oeuvres, elle utilise de façon souvent surprenante les sources lumineuses. Ainsi, les fenêtres dans le toit sont par exemple souvent transformées en puits de lumière colorée infusant au travers de ses bannières, disposées comme des piliers fluides. Ailleurs, ce sont les vitrages qui lui servent de cimaises transparentes, proposant des points de vue réversibles sur ses créations.
Ses oeuvres, qu’un souffle anime, suscitent des déambulations et nécessitent pour le spectateur, à l’instar de celles des expressionnistes américains, un corps attentif et circulant pour une «promenade dans le spectre ». À rebours du recul nécessaire pour embrasser d’un seul regard un grand format, il semble préférable de laisser l’oeil errer sans possibilité réelle de se focaliser sur un élément, de considérer davantage des structures, des rapports entre les zones colorées, entre les signes qu’elles portent.
Elle a plusieurs fois travaillé dans des chapelles, notamment sur la création de vitraux (Querrien, Arradon). Pas d’esprit religieux pour autant dans ces travaux, mais une véritable sensibilité aux lieux inspirés. A chaque fois, le travail avec la couleur pour créer la lumière relève d’une analyse précise et sensible de l’architecture pour faire dialoguer entre elles les ouvertures, créer des dynamiques colorées mouvantes, « laisser se poser le soleil » comme elle dit. Pour tout artiste, la conception de vitraux est ardue tant est complexe le travail nécessaire au créateur comme au verrier afin de trouver un terrain d’entente. Pour les deux parties, l’aventure conduit sur des terrains inconnus, mais le résultat est à ce prix.
Au sortir d’une de ses expositions, comment formuler ce que l’on a vu ? Il est difficile de le dire précisément, tant l’artiste nous emmène sur des chemins de traverse Les dimensions et le travail de la couleur situent plutôt les choses dans le domaine de la peinture quand les oeuvres exposées dans les trois dimensions les raccrochent tout autant au volume. Ce ne sont que gravures, gravures, gravures. Une manière médiate de faire des mondes colorés.
Philippe Dorval, juin 2016
Philippe Dorval est enseignant d’arts plastiques au Département Car-rières sociales de l’Iut de Rennes.
Ses publications portent sur l’art contemporain et sa réception.
http://blogperso.univ-rennes1.fr/philippe.dorval